Yvan en Chine

La portière du wagon couchette numéro 8 est gardée par une femme de plus de quarante ans, uniforme casquette bleu foncé des chemins de fer. Je lui montre mon billet et elle me fait non de la tête. 20 kilos de bagage plus de quatre heures de route derrière moi et la tête du mec un peu fatigué, un peu.
Comment fais-je pour encore avoir un litre de bière et une clope dans les mains ? Il est onze heures du soir ; le flic sur le quai à qui j’ai montré mon billet place assise me conseille d’aller voir dans le wagon 11, c’est là que se trouve le préposé aux réservations tardives et il devrait pouvoir me trouver une couchette. Je lâche mon sac à côté du flic et courre vers le wagon 11. Le préposé me répond négativement, c’est la période de la Fête du Printemps et le train est bondé. Il me dit que je peux toujours essayer de demander au chef du train.
C’est un jeune homme d’une trentaine d’année qui discute tranquillement sur le quai, sur son épaule il a le badge de chef du train. Il a l’air autant désabusé que je suis fatigué. Il n’insiste pas, puisque je suis étranger, et me fait un petit papier signé pour monter dans le wagon couchette numéro 8. Je lui demande trois fois s’il est sûr de son coup, je lui montre mon gros sac cent mètres plus loin et insiste sur le fait que je ne tiens pas à le porter pour des prunes. Le chef du train est catégorique j’aurai une couchette. Je retourne vers le policier et lui offre une cigarette il accepte en bougonnant.
L’air sévère et l’uniforme des chemins de fer elle me fait non de la tête je pose mes sacs prend une gorgée de bière, respire, et lui montre le papier que m’a fait le chef du train. Elle est un peu étonnée et me dit de m’installer sur la première couchette à droite. Je finis ma bière pose la bouteille quelque part sur le quai et essaie de soulever mes bagages. Je n’en peux plus, un passager me donne un coup de main pour hisser mon gros sac en plastic bon marché et assez résistant. Il fait un mètre de long sur cinquante centimètres en hauteur. J’en ai acheté six, tous remplis à craquer, cinq sont déjà partis par la poste.

C’est confort mon gros bagage est sous la couchette le sac en bandoulière planqué sous les coussins je me lève pour fumer dans l’inter wagon. Pas de voyageur debout pas de gamins qui pleurent pas de montagne de bagages de toutes les couleurs avec des gens assis dessus pas de toilettes transformées en places debout. Un calme irréel. La cheffe du wagon me dit de fumer un peu moins avec un reproche maternel dans le regard elle est avec le chef du train qui encaisse l’argent du surplus pour la place couchette.
Le train s’ébranle je n’aurais jamais imaginé avoir une si bonne place. La cheffe du wagon me dit qu’il faut dormir et je n’ai pas l’intention de résister à sa façon de gérer son petit monde.

Les fleurs de prunier et de cerisier parfument l’air du petit matin je traverse l’allée pour m’occuper du potager la terre est grasse de rosée et les mauvaises herbes sont faciles à arracher, cela fait je sors de ma poche droite des bandes de raphia pour attacher les plants de tomates aux tuteurs elle va m’appeler de la maison juste mon prénom le petit déjeuner sera prêt je me chante une petite chanson qui ressemble bizarrement à la sonnerie de mon portable. Patatras ! Je tombe de la couchette.

Il est cinq heures et demi du matin la fille qui est chargé de m’accueillir m’a appelé depuis la gare je commence à mettre un peu d’ordre dans mes affaires sors mon nécessaire de toilette et vais me rafraîchire. A mon retour un nouveau SMS elle me demande où je suis. Vu l’heure je ne devrais plus être très loin. Je devrais arriver à six heures. Nous sommes arrêtés entre deux gares et personne ne peut exactement dire où nous sommes, quelques dizaines de kilomètres, pas plus, de la gare où l’on m’attend.
Bruit de wagons je prends mes sacs traverse péniblement le wagon et vais me poster dans l’inter compartiment prêt à sortir. Le train s’arrête de nouveau mon téléphone portable n’a bientôt plus de batterie dernier message je devrais arriver à six heures et demi. Je cherche dans mon sac à bandoulière mais je ne trouve pas ma batterie de rechange. Calme je m’allume une cigarette chercherai plus tard je bois un peu d’eau chaude que j’ai versé dans la bouteille de vin de la veille et regarde par la portière. C’est un nouveau pays je n’y connais personne qu’une voix qui me dit qu’elle est déjà à la gare.
Je suis déjà passé par-là mais ne me suis jamais arrêté je n’en connais pas plus que ce que je vois de la portière : des collines de théiers des palmiers à peine tropicaux les buffalos d’eau dans les rizières des maisons à deux étages terrasse sur le toit où l’on suspend le linge la terre rouge orange un dialecte que je ne comprends pas. J’appuie le front contre la fenêtre et sombre dans mes pensées. Mon sac ! Où est la deuxième batterie ? Je ne la trouve pas. Je voudrais appeler là-bas la petite ville hier après-midi quand j’ai pris le bus avec mes kilos de bagages. L’appartement vidé j’ai dit au revoir sur le palier et me suis engouffré dans un taxi. Les avenues défilent comme des rideaux que je ferme sur mes trois ans dans la petite ville ; les élèves les collègues les amis les patrons les coups ratés les coups réussis les rires les pleurs mes folies les petits déjeuners dans l’appartement le bisou avant d’aller travailler les sourires et salutations aux voisins le bar tabac… J’arrive à la station de bus pour la capitale j’ai déjà mon ticket, le dernier hello moqueur et de ma part la dernière insulte. La dernière rangée de siège est vide, idéal pour la sieste.
Le train repart à vingt à l’heure nous sommes plusieurs entre les portes l’on m’offre une cigarette avec un drôle de regard pour la bouteille d’alcool que je descends au goulot. Quand arriverons-nous? Bientôt. Je refais les poches de mon sac rien à faire je commence à douter d’avoir amener cette satanée batterie. L’homme dans les beaux habits qui discutent avec la femme à côté de moi m’offre une nouvelle cigarette de luxe j’accepte. Un petit ouvrier de quarante ans nous demande d’arrêter de fumer sa mère le visage défait s’appuie sur leurs trois gros sac en plastic bon marché mais assez résistant. Nous arrivons ! Je descends le premier - j’étais devant la portière depuis plus d’une heure - pose mon sac parterre et pose une question toute bête à la chef de wagon du service diurne : Est-ce bien la gare X ? Non !
Quand tout ce qui devait descendre du train est descendu j’hisse mon sac et une fois la portière fermée j’y appuie mon front. Le train repart lentement vers là où je vais, là où je vais faire quoi ? Tout recommencer ? Le train s’arrête de nouveau il est plus de sept heures et avec le retard pris nous sommes relègués et obligés de laisser passer les trains de banlieue un deux trois quatre le train repart. Pour passer le temps je refais mon sac de fond en comble toujours pas de batterie.
Huit heures vingt j’arrive à destination, enfin sur le bon quai j’y traîne mon sac et m’arrête pour souffler tous les trois pas. Ils reconstruisent la gare un vrai chantier et un labirynth pour enfin trouver la sortie. Après dix minutes je suis enfin devant la porte de sortie noire de monde qui cherche è s’extraire du boyau où un poinconeur vérifie les tickets un pas je pose mon sac un pas je pose mon sac ainsi de suite et finalement la lumière du soleil. Il y a autant de monde dehors pour acceuillir les passagers qu’il y a de voyageurs par chance ma peau blanche sort du lot et j’entends mon prénom..

Tirer la manette contre soi et régler la température en la pivotant vers la gauche ou vers la droite. L’eau chaude coule sur la peau crasseuse huileuse poussiéreuse collante merde j’ai oublié d’acheter un savon ! Il reste un petit paquet de shampoing du dernier hôtel cela ne fera pas l’affaire ; ce n’est pas grave je profite des sensations que me procure l’eau chaude qui ruisselle sur mon corps essaie de me décontracter et me jure de ne pas oublier d’acheter du savon quand je sortirai pour discuter du contrat.
A part de grosses taches d’humidité sur les murs l’appartement est plutôt bien tout y est : télé réfrigérateur VCD ordinateur Internet etc. Ne manquerait plus qu’une planche repasser ! Sur la table basse du salon j’ai vidé une partie de mon sac pêle-mêle tiens la batterie que je cherchais.
Par superstition je ne déballe que le nécessaire, peur de m’installer trop vite et de devoir repartir. J’éteins la télé - toujours aussi nul – et me couche sur le lit j’y ai mis un de mes draps j’essaie de me reposer les yeux grands ouverts je regarde le plafond et attend l’heure du rendez-vous.

Elle m’accueille tout sourire elle ne doit pas être encore mariée le fond de teint cache mal son eczéma elle est presque jolie son travail est de recruter puis d’arranger la vie quotidienne des profs étrangers sur le campus.
Elle aimerait que tout se passe très vite pour les papiers j’ai déjà le contrat sous les yeux demain ce sera la visite médicale le test HIV. Tu es en bonne santé ? Euh oui, oui. Il faudra encore l’obtention d’un certificat d’expert et puis avec ces papiers descendre jusqu’à Hong Kong pour obtenir le visa de travail ! Voilà c’est dit, bonne après-midi demain une voiture m’attendra devant la porte pour aller à l’hôpital.
Elle est pressée de rentrer chez elle, les vacances de la fête du printemps, mais elle doit attendre que les tracasseries administratives du dernier étranger arrivé soit réglé pour enfin profiter de son congé. Tu es en bonne santé ? Euh oui, oui.
L’Université est vide ou presque. Les rares étudiants que je croise ont tous des bagages à la main et se dirige vers la porte principale vers l’arrêt du bus 515 le seul qui passe devant l’Uni. C’est là qu’il y a une ribambelle de petits magasins, coiffeurs, restaurants et autres commerces. La plupart ont déjà tiré le rideau de fer. Vacances.
La petite route est boueuse, à gauche de l’entrée il y a une grande mare pleine de détritus et puis des petits jardins potagers un peu partout c’est la campagne, il n’y a que les blocs vides de l’Université qui font plus de deux étages, six précisement.
Je trouve un petit magasin le vieux est à moitié sourd j’arrive quand même à acheter un savon et un peu de bière. J’en bois une en mangeant un bol de nouille - premier repas de la journée - regarde les étudiants qui rentrent chez eux les commerces qui ferment. Suis-je arrivé?
Le soleil commence à rougir je me promène entre les blocs vide, traverse le campus avec mon sac en plastique dans la main jusqu’à la porte de derrière. Il y a un sentier qui mène vers un petit lac. Suis-je en bonne santé ? Et le certificat d’expert ? Comment ? Où passerai-je la Fête du Printemps ? Avec qui ?
Je me trouve une jolie pierre au bord du lac m’assied regarde le soleil grossir. Des paysans rentrent des champs ils ont planté des petits palmiers toute la journée.

Douché rasé de près, une voiture m’attend en bas pour aller à l’hôpital il y a la charmante fille qui s’occupe de mes papiers et le chauffeur ils sont assis devant je monte derrière, ils discutent entre eux me disent un petit bonjour je réponds laconiquement.
La voiture file. Je me cale sur mon siège de manière à ne pas me voir dans les rétroviseurs. Qui aime les hôpitaux ? Il va falloir montrer patte blanche bon pied bon œil et sang propre. Nous longeons un lac le paysage est vraiment magnifique ici. La dernière fois que j’y suis allé c’était aussi pour les tests, ma petite amie y tenait en fait non ce n’était pas la dernière fois j’y étais retourné avec une colonie de morpions. Le docteur du service maladie sexuelle était une cheffe de service l’assistant une assistante et la porte pas fermée. Je baisse mon pantalon inspection rapide pas de doute ce sont eux elle me fait une ordonnance et me dit qu’il est plus sage de n’avoir qu’un partenaire, d’accord je passerai le message.
Les hôpitaux que j’ai fréquentés étaient souvent vétustes mais toujours propre bon marché et le service efficace une légère tendance à gonfler l’ordonnance mais bon c’est de bonne guerre. Ce qui m’y frappe le plus c’est la quasi-absence d’intimité, la limite entre la salle d’attente et celle où l’on ausculte est floue. Les patients se pressent près du médecin pour être pris rapidement et nous en profitons pour écouter les problèmes des autres. Quelques fois le médecin demande de faire place claire tout au moins les hommes doivent sortir.
Je réponds distraitement à quelques questions du chauffeur nous longeons des avenues inconnues je n’ai pas l’air avenant et il reprend la conversation avec la petite ils parlent de moi. On ne sait connais pas très bien et si je n’étais pas en bonne santé qu’arriverait-il ?
D’abord je n’aurais pas l’air malin quelle serait la réaction de l’aide de camp et puis si je ne peux avoir de visa de travail y’aurait-il moyen que je reste à l’Uni ou tout au moins en Chine. Tu m’imagines retourner en Suisse ?
La voiture ralentit rentre dans la cour d’un immeuble moderne d’une demi-douzaine d’étages tout en verre fier drapeau chinois et au-dessus de l’entré des caractères qui disent « bureau provincial d’inspection et de quarantaine pour immigrants et émigrants. » Bienvenue !
Dans le hall il y a la réception et la salle d’attente une cinquantaine de sièges heureusement vides. Mon guide commence mon inscription il faut prendre une photo et payer 500 balles. C’est l’Université qui paie mais elle a oublié l’argent sur son bureau moi j’ai des clopinettes le chauffeur lui avance l’argent et c’est parti ! Direction la première salle radiographie des poumons ah il y a déjà quelqu’un ce n’est pas grave commençons par le deuxième étage service de cardiologie. Elle me trimbale d’une salle à l’autre je passe à travers sous dessus dans des instruments médicaux qui crachent des bouts de papier avec mon pedigree santé marqué dessus les médecins répètent comme des automates des phrases en anglais qui se sont déformés à force et doivent sans doute signifier : levez-vous ôtez votre pull respirez profondément couchez-vous n’ôtez pas votre pantalon tournez-vous etc Nous attendons deux minutes devant la salle de mensuration par la fenêtre elle voit un pigeon mort sur le balcon et me demande pourquoi il est mort. De vieillesse. Je repense à mon collègue dans la petite ville il s’est fait opérer sans savoir quel problème il avait ça lui faisait mal mais personne n’a su lui traduire hernie en anglais.
Cœur poumon taille abdomen yeux oreilles prise de sang prise de sang Sida test éliminatoire si je l’ai je l’ai attrapé ici ! Je passe mon bras au travers d’un guichet de l’autre côté un infirmier tire mon sang noir puis me tend un petit gobelet à remplir de pipi. Je croyais que c’était pour analyser mes reins ou ma vessie je me rends compte maintenant qu’il s’agit plutôt d’un dépistage de drogue. C’est drôle j’avais oublié ça.
Je ressors des toilettes et elle me dit que j’étais rapide ! Un compliment ?
Pas plus d’une demi-heure en tout et nous sommes dehors, j’apprécie. Je n’ose imaginer le cauchemar quand les cinquante sièges de la salle d’attente sont occupés !
Le chauffeur est devant l’entrée je suis toujours aussi peu loquace juste un sourire mitigé en attendant les résultats et puis il y a encore les démarches pour obtenir un certificat d’expert ensuite aller dans une ambassade hors de Chine et puis une visite à la police locale et puis… C’est fait je l’ai ! Un mois après mon arrivée nous avons passé à travers toutes les formalités et hier elle m'a rendu mon passeport avec mon permis de résident.